Crypto et Élections US : Les défis du secteur politique
11 octobre 2024

L’essor des cryptomonnaies dans le paysage politique américain est marqué par l’influence croissante des PACs pro-crypto, qui utilisent leur pouvoir financier pour soutenir des candidats favorables à cette industrie et influencer les décisions législatives. En seulement quelques années, ce secteur est passé d’une présence marginale à un acteur incontournable du lobbying politique, particulièrement visible lors des élections de 2024. Face à la pression croissante des régulateurs et aux répercussions du scandale FTX, l’industrie crypto intensifie ses efforts pour défendre ses intérêts. À travers des super PACs comme Fairshake, elle cherche à influencer l’élaboration d’un cadre réglementaire plus favorable tout en soutenant des candidats aux positions alignées sur ses objectifs.
La crypto dans la politique : un nouveau champion du lobbying
Naissance et ascension des PAC pro-crypto
Le rôle du secteur des cryptomonnaies dans les élections américaines a considérablement évolué au cours des dernières années. Alors quasi insignifiant en 2017, ce secteur a explosé en 2020 – notamment avec l’implication de Sam Bankman-Fried et FTX – pour devenir l’un des premiers lobbys américains en 2024.
Cette évolution s’est cristallisée en 2023 avec la création de Fairshake, un super PAC clairement “pro-crypto” ayant rapidement mobilisé des ressources financières considérables. Pour rappel, un PAC (Political Action Committee) est un comité d'action politique, c’est-à-dire une organisation privée dont le but est d’aider ou de gêner des élus politiques dans l’exercice de leurs fonctions afin d’encourager ou de dissuader l’adoption de certaines lois. En bref, ce sont des organisations qui payent cher pour influencer la politique dans le sens qui leur convient.
Pour revenir sur Fairshake, ce PAC s'est imposé comme l’un des acteurs les plus influents du paysage politique américain. Fondé en 2023 par un consortium de géants de l'industrie, dont Coinbase, Ripple, Andreessen Horowitz ou encore Jump Crypto, Fairshake a amassé un budget impressionnant de 160 millions de dollars en l’espace d’un an. À noter qu’environ 94 % de ces fonds proviennent uniquement des quatre entreprises citées plus haut, selon les rapports de financement de la Federal Election Commission (FEC).
Les cryptos, le premier lobby américain ?
Depuis la décision Citizens United v. Federal Election Commission rendue par la Cour Suprême des États-Unis en 2010, les entreprises ont l’autorisation de contribuer autant qu’elles le souhaitent aux campagnes électorales, en vertu du premier amendement. En l’espace de 14 ans, et donc 4 élections présidentielles, pas moins de 884 millions de dollars ont été dépensés par les entreprises pour aider au financement des campagnes.
Bien que le secteur des cryptomonnaies n’ait réellement émergé que lors des deux dernières élections, il représente déjà 15 % de toutes les contributions connues des entreprises, avec des dépenses totales d’environ 129 millions de dollars. Seule l’industrie des combustibles fossiles a réussi à faire mieux avec 176 millions de dollars – au cours des 14 dernières années – dont 73 millions en provenance de Koch Industries, une entreprise notoirement prolifique grâce à l’exploitation du pétrole et de la pétrochimie.
Mais ce qui surprend le plus, c’est que l’explosion des contributions s’est véritablement produite en 2024. D'après le rapport de l'association Public Citizen, l’industrie des cryptomonnaies a déjà dépensé 119 millions de dollars, soit 44 % de tous les fonds versés par les entreprises lors de cette campagne présidentielle (274 millions de dollars au total).

À noter que Koch Industries est loin derrière Fairshake lors de ces élections de 2024. Le conglomérat privé a versé 25 millions de dollars à l’organisation Americans for Prosperity, qu’il contrôle lui-même, et 3,25 millions de dollars pour soutenir l'élection de républicains au Congrès.
Les objectifs du lobbying pro-crypto
Cette montée en flèche des contributions financières traduit évidemment une volonté de protéger les intérêts de l’industrie et de gagner en légitimité. La majeure partie des 119 millions de dollars dépensés par l’industrie des cryptomonnaies a transité par Fairshake – un PAC non partisan, rappelons-le – qui s’est chargé de répartir les fonds de manière stratégique entre des candidats des deux bords politiques, dans le but de favoriser l'élection de candidats pro-crypto et de provoquer la défaite des crypto-sceptiques.
Le meilleur exemple pour illustrer cette stratégie est celui de l’État de l’Ohio, où Fairshake a massivement soutenu le candidat républicain Bernie Moreno face à son opposant démocrate, Sherrod Brown. Bernie Moreno n’est pas particulièrement “pro-crypto”, mais Sherrod Brown est, quant à lui, un fervent opposant au développement de l’industrie des actifs numériques.
En toile de fond, l’objectif final de l’industrie des cryptomonnaies est d’obtenir (enfin) un cadre réglementaire clair, et surtout plus souple que celui que la Securities and Exchange Commission (SEC) tente d’imposer actuellement.
Les Conséquences du Scandale FTX
Impact de l’affaire Sam Bankman-Fried et FTX sur l’industrie crypto
Impossible de ne pas évoquer FTX dans ce contexte. La débâcle spectaculaire de la plateforme de cryptomonnaies, orchestrée par son fondateur Sam Bankman-Fried, a porté un coup sévère à la crédibilité de l'industrie crypto à Washington. En effet, Bankman-Fried était l’un des principaux donateurs des Démocrates lors de la précédente élection présidentielle.
Alors que le secteur était perçu comme innovant et avant-gardiste, il s’est soudainement retrouvé associé à la fraude et à l'irresponsabilité financière. Les pratiques douteuses révélées par l’effondrement de FTX ont conduit à une perte de confiance parmi les législateurs, renforçant la perception d’une industrie opaque et risquée. Ce revirement a offert une tribune aux critiques appelant à des régulations plus strictes, faisant de l’industrie crypto une cible privilégiée des régulateurs.
Les acteurs de l’industrie des cryptomonnaies, autrefois courtisés par les politiciens, se retrouvent désormais confrontés à un scepticisme croissant, rendant leurs efforts de lobbying plus complexes. Nous pouvons aisément tracer une ligne de corrélation entre cet événement et le besoin actuel de super PACs comme Fairshake de dépenser des sommes astronomiques pour regagner la confiance des acteurs politiques et faire oublier la débâcle causée par FTX et son fondateur.
Réactions accrues des régulateurs américains
En réponse à la crise FTX, les régulateurs américains – en particulier la Securities and Exchange Commission (SEC) – ont redoublé d’efforts pour sévir contre les entreprises du secteur. Après avoir été accusée de laxisme vis-à-vis de FTX, la SEC a cherché à redorer son blason en se montrant plus ferme envers l’industrie des cryptomonnaies.
Sous la direction de Gary Gensler, la SEC a initié un nombre record de poursuites et d’enquêtes en 2023 et 2024, ciblant des acteurs majeurs comme Coinbase, Kraken ou encore Binance. Accusées de violer les lois sur les valeurs mobilières, ces entreprises se retrouvent au cœur de batailles judiciaires qui freinent leur développement et créent un climat d’incertitude réglementaire. Cette répression a poussé certaines entreprises à envisager des solutions hors des frontières américaines, exacerbant ainsi les tensions entre l’industrie et les autorités.
Résistance croissante contre la SEC et Gary Gensler
La pression réglementaire exercée par la SEC a cristallisé l’opposition au sein de l’industrie crypto. Des entreprises comme Coinbase ont pris des mesures drastiques en intentant des poursuites contre la SEC, contestant sa compétence pour réguler le marché des cryptomonnaies.
Parallèlement, des initiatives législatives se sont multipliées pour définir un cadre réglementaire plus favorable à l’innovation, reflétant la volonté de l’industrie de restaurer son image ternie. Ces mesures traduisent une mobilisation sans précédent du secteur pour infléchir la régulation et éviter que la crypto ne soit étouffée par un cadre législatif perçu comme inadapté et excessivement contraignant.
En parallèle, le poids grandissant de l’industrie des cryptomonnaies dans le paysage financier et technologique, couplé à l’intérêt des investisseurs, commence à se faire ressentir dans les discussions politiques. Au sein même de la SEC, des voix s’élèvent pour remettre en question les positions de la direction et de Gary Gensler, appelant à un changement drastique.
Les figures politiques et le jeu d’influence de l’industrie des cryptomonnaies
Donald Trump et Kamala Harris : Des approches opposées
Les positions des deux principaux candidats à la présidentielle, Donald Trump et Kamala Harris, illustrent bien le clivage sur la question des cryptomonnaies. Ancien sceptique, Trump s’est reconverti en fervent défenseur des cryptomonnaies et a pleinement embrassé cette cause, promettant notamment de faire des États-Unis la "capitale mondiale de la crypto". On peut s'interroger sur la sincérité de cette conversion, mais le résultat reste le même : ce changement de position a permis de placer Bitcoin et les cryptomonnaies au centre des débats de cette élection présidentielle américaine.
De l’autre côté, Kamala Harris adopte une position plus réservée et mesurée. Elle hérite malgré elle d’une image dégradée par Joe Biden et ses institutions, qui se sont montrées ouvertement anti-crypto. Pourtant, son équipe a rencontré des dirigeants du secteur pour évaluer les positions et tenter de trouver un terrain d’entente. Selon certains conseillers, Harris serait favorable à un cadre réglementaire qui permettrait à l'industrie de se développer tout en assurant la protection des consommateurs. Cependant, elle doit composer avec des figures du Parti démocrate, comme Elizabeth Warren, farouche opposante des cryptomonnaies, qui milite pour un durcissement des lois.
Le pari risqué des alliances politiques
Les partisans de l’industrie des cryptomonnaies doivent naviguer dans ce paysage politique complexe et s’associer avec les bons acteurs. Même si des organisations comme Fairshake se déclarent non partisanes et distribuent des fonds dans les deux camps, il est difficile de nier que l’industrie penche de plus en plus vers les Républicains à mesure que l'élection approche.
Des personnalités influentes du secteur, comme les frères Winklevoss, Elon Musk (bien qu’il ne soit pas un acteur crypto pur mais une figure influente), Ryan Selkis (fondateur de Messari), et bien d’autres encore, ont tous choisi de se rapprocher des Républicains et de soutenir Donald Trump. Cela s’explique par le fait que les Républicains se montrent plus réceptifs aux innovations technologiques et au développement de l’industrie des cryptomonnaies, contrairement aux Démocrates, dont la politique a été particulièrement stricte lors du dernier mandat.
Cependant, en se concentrant majoritairement sur les Républicains, les acteurs de l’industrie risquent de s'aliéner les Démocrates. Pourtant, ceux-ci pourraient aussi se montrer réceptifs aux discussions sur les avantages des technologies blockchain, en particulier Kamala Harris, qui cherche à se dissocier de l’image anti-crypto de son prédécesseur Joe Biden. Cette polarisation ne doit pas s’accentuer au risque d’entraîner des divisions au sein de l’industrie, limitant ainsi sa capacité à construire des alliances bipartites nécessaires pour une législation équilibrée et durable.

Les alliances transpartisanes et le "vote crypto"
Un concept nouveau a émergé lors de ces élections présidentielles américaines : le “vote crypto”. Les super PACs comme Fairshake misent sur un segment d’électeurs potentiellement décisif dans les fameux “swing states”, ces États où la balance politique n’est pas clairement définie. Selon les estimations de Grayscale dans son rapport “2024 Election: The Role of Crypto”, environ 20 % des Américains seraient ouverts à soutenir des candidats pro-crypto, et leur vote pourrait être influencé par ce critère. Cependant, ce chiffre est contesté par la Réserve Fédérale Américaine, qui estime que seuls 7 % des Américains utilisent ou ont utilisé des cryptomonnaies, soulignant ainsi que ce critère n’est pas déterminant dans leurs décisions électorales.
Pour mobiliser cet électorat, Fairshake a notamment lancé des initiatives comme Stand With Crypto. Cette dernière a collecté plus de 1,2 million d’adresses e-mail de sympathisants de l’écosystème crypto à travers le pays. L’objectif est de les inciter à voter et à influencer les résultats des courses sénatoriales et de la Chambre des représentants.
Les leaders de l'industrie crypto jouent un rôle crucial dans la mise en œuvre des stratégies de lobbying. Brad Garlinghouse, PDG de Ripple, et Faryar Shirzad, Chief Policy Officer de Coinbase, ont activement promu l’idée que les cryptomonnaies peuvent coexister avec la régulation traditionnelle. De même, des personnalités comme Marc Andreessen et Ben Horowitz, les fondateurs du célèbre fonds de capital-risque Andreessen Horowitz, ont utilisé leur influence et leurs réseaux pour orienter les discussions législatives.
L’industrie mise également sur une communication ciblée, utilisant des publicités qui abordent des thèmes plus larges, comme la dette publique, l’inflation, la liberté ou encore la justice, pour attirer les électeurs au-delà du seul sujet des cryptomonnaies. Cette approche a été particulièrement visible lors des primaires californiennes, où Fairshake a dépensé 9,7 millions de dollars contre Katie Porter, une opposante déclarée des cryptomonnaies.
Analyse des résultats et des conséquences politiques
Un impact tangible de Fairshake ?
En soutenant des candidats pro-crypto et en s’opposant à ceux qui s’y montrent hostiles, Fairshake a déjà engrangé plusieurs succès notables. La défaite de Jamaal Bowman à New York et celle de Katie Porter en Californie témoignent de l’efficacité de cette stratégie.
À l’heure où ces lignes sont écrites, les estimations sur le marché prédictif Polymarket montrent un revirement spectaculaire de situation, avec Donald Trump qui creuse l’écart face à Kamala Harris. Faut-il pour autant conclure que les campagnes menées par des PACs comme Fairshake ont motivé les électeurs à faire le choix du “vote crypto”, souvent associé aux Républicains ? L’impact réel de ce soutien est difficile à évaluer, et il faudra attendre les résultats de novembre pour y voir plus clair.

Vers une régulation du marché crypto ?
Quel que soit le résultat des élections, le fameux “vote crypto” de Fairshake et leurs discussions avec les différents camps politiques pourraient conduire à un adoucissement de la régulation et à la mise en place d’une législation plus claire. En cas de victoire républicaine, on peut s’attendre à une accélération des discussions et à une expansion plus rapide de l’industrie des cryptos aux États-Unis, tandis qu’une victoire démocrate serait plus modérée et pourrait maintenir le statu quo actuel, voire renforcer le rôle de la SEC.
L’un des impacts les plus attendus est l’adoption potentielle du projet de loi FIT21, qui pourrait être accélérée. Ce projet de loi est l’effort le plus notable depuis la création de l’industrie des cryptomonnaies pour établir une régulation plus claire et favorable. Ce texte est soutenu par des membres des deux partis, illustrant la possibilité d’un consensus bipartisan. En facilitant un cadre législatif qui permettrait de mieux encadrer les activités crypto tout en encourageant l’innovation, le FIT21 pourrait contribuer à restaurer la confiance et à établir des règles de jeu équitables pour les acteurs du secteur.
Conclusion
Les élections américaines de 2024 marquent un tournant pour l’industrie des cryptomonnaies. Grâce à des investissements massifs et à des campagnes de lobbying intensives, le secteur a mis toutes les chances de son côté pour redorer son image et obtenir une meilleure reconnaissance au sein du paysage politique.
L’avenir de la crypto dans la politique américaine demeure encore incertain, mais les initiatives sont prometteuses. Malgré les scandales et la pression réglementaire croissante, l’industrie continue d’exercer une influence significative sur le paysage politique, avec le potentiel de jouer un rôle décisif dans les élections de fin d’année.
Une question essentielle demeure : l’industrie crypto réussira-t-elle à survivre et prospérer dans un environnement politique aussi polarisé et réglementé ?