Les curateurs, les gardiens de la décentralisation en DeFi ?

15 juillet 2025

Les curateurs, les gardiens de la décentralisation en DeFi ?

L'avènement de la finance décentralisée au cours de l’année 2020 a vu la naissance d’un nouveau métier invisible mais pourtant essentiel au fonctionnement de nombreux protocoles : le curateur. Dans cet article, nous explorons le rôle des curateurs et la manière dont ils pourraient évoluer dans le futur pour devenir une brique essentielle à la décentralisation de la DeFi.

Qu’est-ce qu’un curateur en DeFi ?

Une tentative de définition

Le rôle du curateur est souvent mal compris, voire totalement ignoré par la plupart des utilisateurs. Pourtant, derrière cette appellation assez vague se cachent des acteurs qui façonnent silencieusement les dynamiques de pouvoir, de confiance et d’innovation au sein des infrastructures de la DeFi.

Parce que leur champ d’action est vaste, qu’ils peuvent remplir de multiples fonctions et qu’il s’agit d’un rôle encore émergent, dont la portée réelle reste à mesurer, il est difficile d’en proposer une définition précise. Nous allons toutefois tenter l’exercice.

Un curateur est un intermédiaire de confiance, réinventé dans un monde qui prétend ne pas en avoir besoin.

Le dilemme de la confiance

L’un des principes fondateurs de Bitcoin, martelé à plusieurs reprises par Satoshi dans l’introduction du whitepaper, est justement l’idée de supprimer le besoin d’un intermédiaire de confiance, au profit de preuves cryptographiques irréfutables.

Ce principe est devenu le mot d’ordre de nombreux projets par la suite, notamment Ethereum. Néanmoins, il est crucial de reconnaître que supprimer totalement la confiance reste, dans la pratique, difficilement atteignable, voire tout simplement impossible.

Certes, il est possible de se passer d’intermédiaires pour des systèmes relativement simples comme les paiements pair-à-pair ou certains smart contracts basiques. En revanche, cette ambition se heurte vite à la complexité du monde réel : gestion de conflits, gouvernance, administration d’actifs, autant de domaines où l’intervention humaine demeure indispensable.

La grande illusion du “Web3” a été de laisser croire qu’il était possible d’éradiquer complètement le besoin d’intermédiaires de confiance. Soyons lucides : il est illusoire d’attendre de chacun qu’il maîtrise tous les aspects de chaque protocole utilisé au quotidien.

Pour autant, cela ne signifie pas que ces idées sont dépourvues de sens. Bien au contraire, la DeFi est en train de redéfinir la manière dont nous accordons la confiance, en créant un marché ouvert où chacun peut l’offrir ou l’acquérir. La véritable révolution du “Web3” réside donc moins dans la disparition de la confiance que dans sa transformation.

Les curateurs, le nouveau visage de la confiance

Dans ce contexte, les curateurs prennent toute leur importance : ils incarnent cette nouvelle forme d’intermédiation de la confiance, dont le rôle est de fournir aux individus les clés pour faciliter et sécuriser les échanges.

Leur champ d’action est vaste : audits de code, gestion de la gouvernance, définition de paramètres financiers, autant de tâches nécessitant encore une intervention humaine. Mais, à la différence du modèle monopolistique d’autrefois, les curateurs évoluent sur un marché ouvert, portés par des intérêts économiques qui les incitent à fournir un travail de qualité au meilleur prix, sous peine d’être remplacés.

Pour reprendre la tentative de définition initiale, les curateurs sont des intermédiaires de confiance réinventés, opérant dans un espace ouvert à tous, mais où l’abondance de choix nécessite de nouveaux filtres. Ils facilitent l’interaction entre utilisateurs et protocoles, en jouant tour à tour les rôles de facilitateurs, de médiateurs ou d’arbitres.


Vue d’ensemble des curateurs

Curation de paramètres

L’une des avancées majeures apportées par la finance décentralisée est l’automatisation des transactions selon des règles prédéfinies. C’est ce qui permet d’effectuer automatiquement des échanges sur Uniswap ou de contracter des prêts instantanément sur Aave.

Cependant, si certains protocoles simples comme Uniswap v2 ou v3 reposent entièrement sur l’exécution de leurs smart contracts, il n’en va pas de même pour des protocoles plus complexes, tels que les plateformes d’emprunt ou celles proposant du trading de contrats perpétuels.

Parce qu’ils intègrent un mécanisme d’emprunt de leur liquidité, ces protocoles nécessitent la définition de paramètres pour la gestion de leurs pools. Cela concerne notamment :

  • La LTV (Loan-to-Value), c’est-à-dire le pourcentage maximal de collatéral qu’il est possible d’emprunter ;
  • La taille maximale de la pool pour chaque actif ;
  • Les actifs éligibles au dépôt dans la pool ;
  • La limite d’emprunt globale sur la pool ;
  • La courbe des taux d’intérêt en fonction de l’utilisation de la pool.

Il s’agit d’un problème d’optimisation permanent, entre la maximisation des revenus générés par le protocole et la gestion des risques. Si les paramètres sont trop conservateurs, le protocole devient peu efficient en capital et génère moins de revenus que ses concurrents à volume d’emprunt égal. À l’inverse, des paramètres trop agressifs augmentent la fréquence des liquidations, pouvant entraîner des cascades et potentiellement créer de la mauvaise dette pour le protocole.

Le rôle du curateur, dans la gestion des pools ou des vaults, est d’optimiser ces paramètres afin de maintenir la compétitivité du protocole tout en maîtrisant les risques. Cela exige une veille constante de l’évolution du marché et une attention portée à l’utilisation du protocole par ses usagers, afin d’en améliorer en continu l’efficacité.

Sur un protocole comme Aave, où les dépôts des utilisateurs servent aussi de réserve pour les emprunts, la gestion des paramètres est un élément clé, difficilement déléguable à une gouvernance décentralisée sans expertise. Ici, les curateurs jouent le rôle de professionnels, apportant leur expertise en gestion financière : ils sont recrutés par le protocole, qui peut révoquer leur mandat si leurs services ne sont pas satisfaisants.

À l’inverse, Morpho propose une infrastructure plus ouverte, à laquelle n’importe qui peut participer. Chaque curateur peut ouvrir sa propre pool et tenter d’y attirer des utilisateurs grâce à sa gestion et à sa réputation. Cette forme de curation donne à l’utilisateur la liberté d’évaluer la performance du curateur et de changer de pool à sa convenance.

Curation de gouvernance

Cette forme de curation est liée à la précédente : de la même manière que les paramètres financiers d’un protocole peuvent être complexes à appréhender pour un utilisateur lambda, il n’est pas aisé de comprendre pleinement les enjeux liés aux votes de gouvernance sans expertise préalable.

Ici, les curateurs jouent un double rôle : ils reçoivent la délégation du pouvoir de gouvernance d’autres détenteurs de tokens, puis ils expriment leur avis et utilisent ce pouvoir lors des votes de gouvernance.

À la différence des autres formes de curation, la curation de gouvernance est souvent assurée par des individus ou entités impliqués dans le projet, mais pour qui ce n’est généralement pas l’activité exclusive. Leur expertise leur permet de formuler des opinions pertinentes sur les propositions de gouvernance. Souvent, cette forme de curation n’implique pas de rémunération directe, mais elle confère aux curateurs un pouvoir d’influence sur le protocole, ce qui peut s’avérer significatif.

Il s’agit aussi d’un des marchés de curation les plus liquides : si un curateur ne parvient pas à démontrer sa valeur ajoutée, les délégateurs peuvent rapidement transférer leur pouvoir de vote à un autre curateur.

Gestion de trésorerie

Dans l’univers des DAO, l’enjeu de la gestion de trésorerie est souvent sous-estimé. Les protocoles perçoivent des revenus et accumulent des actifs sous forme de tokens volatils, parfois leur propre token. Dans le même temps, ils doivent assumer des coûts liés à leur infrastructure et à leur développement.

C’est là qu’interviennent les curateurs spécialisés dans la gestion de trésorerie, dont le rôle s’apparente à celui d’asset managers. Ils proposent des stratégies d’allocation adaptées : quels actifs conserver, comment optimiser le rendement, comment assurer la sécurité des fonds ? Ils garantissent la viabilité financière de la DAO tout en maintenant un équilibre entre dépenses et investissements.

Souvent mandatés par la gouvernance, ils produisent régulièrement des rapports à destination de la communauté. Leur mission est d’autant plus stratégique qu’elle contribue à l’indépendance et à la résilience financière du protocole sur le long terme.

Gestion de multisig

Enfin, un autre rôle clé des curateurs concerne la sécurité des protocoles. La plupart des projets crypto présentent plusieurs points critiques susceptibles de compromettre leur bon fonctionnement :

  • Les proxies, qui permettent de mettre à jour un smart contract en redirigeant son exécution vers une nouvelle version : s’ils sont compromis, un attaquant peut potentiellement prendre le contrôle total du protocole ;
  • Les trésoreries des protocoles, souvent gérées par l’équipe, qui peuvent être détournées en cas de compromission des clés privées ou de mauvaise intention d’un membre ;
  • Certaines fonctions critiques, protégées par un timelock, avec un délai d’activation pendant lequel un multisig peut exercer un veto pour bloquer une modification jugée dangereuse.

Toutes ces fonctionnalités présentent des risques, en particulier si elles sont contrôlées par une seule personne. C’est pourquoi ces fonctions critiques sont généralement placées sous le contrôle d’un multisig, composé à la fois de membres de l’équipe et de personnes externes reconnues pour leur sérieux ou affiliées à des entités spécialisées.

Ce type de curation, bien qu’invisible au quotidien, renforce la sécurité du protocole face aux attaques externes, mais protège également le protocole et ses utilisateurs contre d’éventuelles dérives internes.


Modèle de rémunération pour les curateurs

Les curateurs sont de nouveaux acteurs sur le marché, mais s’appuient pour l’instant principalement sur des modèles de rémunération déjà bien établis :

  • Contrats récurrents (mensuels ou annuels) pour les missions continues (ex : gestion de paramètres) ;
  • Paiement à la tâche pour des interventions ponctuelles (ex : audit de code) ;
  • Part des revenus du protocole (ex : frais des pools sur Morpho).

Cependant, d’autres modèles de rémunération spécifiques au web3 ont également émergé. Par exemple, le mécanisme de délégation de tokens pour la gouvernance constitue un moyen indirect de rémunérer le curateur, en lui conférant un pouvoir d’influence sur l’allocation des ressources du protocole.

Les faibles coûts de transfert inhérents à la blockchain et la facilité de tokenisation favorisent le développement de nouveaux moyens de financement pour les curateurs. Dans les années à venir, on peut s’attendre à voir apparaître des formes de paiement innovantes : elles n’impliqueront pas toujours un transfert direct d’actifs, mais offriront néanmoins une rémunération via des avantages externes, notamment liés au contrôle de la gouvernance d’une infrastructure.


Quel avenir pour la curation ?

Comme nous l’avons vu, il existe de multiples formes de curation, et nous n’en avons exploré ici qu’une partie. Si l’on retient la définition selon laquelle la curation correspond à toute forme d’intermédiation de confiance dans le web3, alors elle recouvre une grande diversité d’activités.

Son développement est ainsi intimement lié à l’évolution des infrastructures du web3, qui nécessitent presque toutes une forme de curation pour simplifier, sécuriser ou organiser l’usage des protocoles. Quelques exemples illustrent cette diversité :

  • Les marketplaces de NFT pratiquent la curation en sélectionnant les collections mises en avant et en proposant des interfaces simplifiées ;
  • Gitcoin Passport propose une forme d’identité on-chain pouvant être utilisée par d’autres protocoles pour filtrer les utilisateurs ;
  • Dune joue un rôle de méta-curateur en fournissant des ensembles de données à ses utilisateurs, qui créent ensuite des tableaux de bord accessibles à tous.

À mesure que l’adoption du web3 progresse, la plupart des entités centralisées qui gèrent aujourd’hui l’information et la finance pourraient progressivement être remplacées par des curateurs. Plusieurs scénarios prospectifs peuvent être envisagés :

  • Les algorithmes de recommandation des réseaux sociaux pourraient devenir ouverts et choisis librement par les utilisateurs ;
  • Les banques pourraient être remplacées par des curateurs offrant des interfaces par-dessus des protocoles DeFi ;
  • Les marketplaces centralisées deviendraient des hubs décentralisés où la confiance entre vendeurs et acheteurs serait médiée par des curateurs.

Souvent, l’adoption des cryptos est abordée sous l’angle technique, en oubliant la nécessité de rendre ces services réellement accessibles au plus grand nombre. Aujourd’hui, ce sont surtout les technophiles qui maîtrisent ces outils ; demain, le grand public devra pouvoir s’en emparer, à condition que l’accès leur soit facilité. La curation jouera ici un rôle majeur : non pas en développant les technologies elles-mêmes, mais en les rendant utilisables, fiables et compréhensibles pour tous.

Cette adoption généralisée ne se fera cependant pas sans défis majeurs. Même si la curation peut parfois donner l’impression de réintroduire une forme de centralisation, elle reste compatible avec les principes du web3 à condition de demeurer remplaçable. Pour garantir cet équilibre, il sera essentiel :

  • Du côté des projets : d’assurer l’ouverture à la concurrence entre curateurs ;
  • Du côté des utilisateurs : de privilégier les protocoles ouverts et modulaires (ex : Morpho) plutôt que des solutions plus fermées (ex : Aave) ;
  • Du côté des curateurs : de développer des standards interopérables permettant de mesurer et vérifier leur rôle et leur performance.

Conclusion

Longtemps ignorée, la curation s’impose aujourd’hui comme une fonction clé au sein de l’écosystème web3. Elle apporte lisibilité, confiance et simplicité dans un univers souvent perçu comme complexe. Si le web3 souhaite réellement toucher un public élargi, les curateurs auront un rôle essentiel à jouer, à la fois comme guides et garants de la décentralisation.